Update 24/09/2020 : Yasutaka Tsutsui a été récemment adapté en l’anime Millionaire Detective et moins récemment le pastiche Nihon Igai Zenbu Chinbotsu (“Everything other than Japan sinks”).
Aujourd’hui, si vous parlez de La Traversée du temps (時をかける少女) à un Japonais, il est fort probable qu’il connaisse cette œuvre. L’histoire a été déclinée en une dizaine de films et drama, et des remakes sont régulièrement réalisés. Mais la nouvelle originale date de 1967, et le texte (disponible en français) n’a pas pris une ride.
Vous avez peut-être entendu parler du (apparemment critiqué) film Superstar (2012) avec Kad Merad, où un homme découvre à son insu qu’il est une célébrité. Oui, mais avant ça, il y avait Omni-Visibilis (2010), une BD de Lewis Trondheim (dessinée par Matthieu Bonhomme) sur un homme dont tout le monde peut lire dans les pensées. Oui, mais avant ça, il existait le manga Transparent (2001) sur des êtres dont les pensées se diffusent dans l’atmosphère. Mais avant ça, il existait Rumors about me (おれに関する噂), une nouvelle de Yasutaka Tsutsui publiée en 1974 où des événements anodins du quotidien d’un citoyen ordinaire deviennent le sujet d’un reportage à l’échelle nationale. Cette nouvelle fait partie de ce que Takayuki Tatsumi appelle la première vague de Tsutsui (années 60-70), où il s’est attaché à détruire les pseudo-événements (notion de Daniel Boorstin, 1962) : des faits « planifiés, semés ou incités dans l’optique immédiate d’être signalés ou reproduits » (avec Twitter, on est en plein dedans), dont « la relation à la réalité sous-jacente est ambiguë » et dont « l’intérêt repose essentiellement sur cette ambiguïté ». Boorstin avait remarqué que la société américaine était de plus en plus dominée par de tels pseudo-événements.
Puis, Tsutsui s’est intéressé à la métafiction. L’une de ses rares œuvres disponibles en français, Les Cours particuliers du professeur Tadano (1990), relate les péripéties d’un professeur de critique littéraire tout en constituant une satire du système universitaire japonais. Chaque chapitre du livre se termine par un cours particulier du professeur Tadano, dont celui sur le structuralisme mentionne Les Cours particuliers du professeur Tadano comme ouvrage de métafiction :
Il faut aussi mentionner la voix. elle concerne le moment du récit : est-il raconté en même temps que progresse l’histoire, juste après que celle-ci s’est achevée, assez longtemps après. Enfin, vous avez les questions de niveau, assez délicates : celui qui raconte se situe-t-il au-dessus du récit où à l’intérieur de celui-ci, ou bien encore, s’agit-il d’un récit qui raconte un récit, c’est-à-dire que l’on aurait affaire à un métarécit ? Tenez, prenons un exemple : c’est Yasutaka Tsutsui qui écrit le roman Les Cours particuliers du professeur Tadano. Il suffit que je cite son nom pour que, aussitôt, il fasse partie de ce roman, et on passe alors à du métarécit. Il est à un niveau supérieur au nôtre, mais en tant que narrateur, il est descendu d’un niveau. Il s’agit là de métalepse, quand l’auteur fait soudain irruption dans son œuvre.
Dans les années 90, Tsutsui s’est mis à explorer les possibilités du support électronique et les relations complexes entre fiction littéraire, simulation par ordinateur et le monde réel hypermédiatisé (c’est à cette occasion qu’il a écrit Paprika (パプリカ) en 1993, dont je persiste à croire que ne pas en avoir vu l’adaptation en film est une faute grave). Une autre œuvre représentative de cette période, moins connue, a vu le jour en 1992 : dans le magazine Asahi Shimbun, pour présenter aux lecteurs son premier roman-feuilleton Gaspard of the Morning, Tsutsui a posé la question : « Que puis-je faire justement avec une limite quotidienne de 3 pages ? » La réponse étant d’être capable d’incorporer les retours de ses lecteurs (courrier au magazine et forum web) dans le feuilleton1. « J’aimerais vous faire remarquer que cette note fait partie du roman. En d’autres termes, la fiction Gaspard of the Morning a déjà commencé. »
Quelques jours après cette introduction, le récit commence avec un escadron de soldats japonais mené par un certain Commandant Fukae situé sur une planète déserte, incertain quant aux raisons liées à son envoi en mission et appréhendant des attaques d’aliens. Tsutsui précise :
Tous leurs visages, y compris celui de Fukae, avaient un air de ressemblance. Ils avaient certes chacun un visage exprimant clairement leur personnalité, donc d’un certain côté leurs faciès n’étaient pas les mêmes. Mais les contours de leurs visages faisaient penser à des personnages de films d’action… Parfois Fukae se disait que cela devait être l’influence génétique des générations de Japonais fans d’anime.
À compter du troisième chapitre, on découvre que Fukae et sa troupe étaient en réalité les personnages d’un jeu vidéo intitulé L’Escadron fantôme, joué par un nouveau protagoniste : un homme d’affaires appelé Kinohara Seizō (on comprend alors que l’« influence génétique » était plus littérale qu’il n’y paraissait), dont la femme Satoko s’endette via un jeu de bourse à travers un « service en ligne de portfolio financier ». Mais Seizō est trop absorbé par son jeu pour remarquer la crise imminente. Pour rendre la narration encore plus cocasse, le récit est ponctué par l’intrusion de l’« auteur » Kunugizawa, ainsi que l’« éditeur » Origuchi, qui font des métacommentaires sur le récit et les réactions sur le forum. Alors que Tsutsui lui-même est un membre actif sur le forum, Kunugizama se réfère aux lecteurs comme « the Internet science-fiction idiots » (インターネットのSFバカ, intaanetto no SF baka). L’expérience a battu son plein lorsque Tsutsui a réussi à mettre en lumière le conflit d’intérêt entre auteur et lecteur (des lecteurs se plaignaient du trop grand nombre de personnages secondes, Tsutsui-Kunugizawa les a tous faits exploser d’un coup, à la manière d’un dictateur parano), et en attirant l’attention sur les dangers liés au pouvoir de contrôler la parole dans les environnements médiatiques émergents. Au final, Gaspard of the Morning, que Tsutsui aimait appeler « un roman critiquant les romans » (en fait, une fiction interactive critiquant les fictions interactives), a obtenu le Japanese Science Fiction Grand Prize en 1992.
Je vais brièvement2 finir sur une note que je développerai sans doute plus tard : le succès de Paprika alors considéré comme une œuvre maîtresse va être progressivement voilé par un événement concernant une œuvre de Tsutsui publiée en 1965 : Robot Police (無人警察). L’histoire : dans une société futuriste, l’ordre est maintenu par des robots policiers, ayant une telle faculté d’analyse des données qu’ils peuvent par exemple repérer des épileptiques au volant et leur confisquer leur permis de conduire3. Les choses ont commencé à se gâter lorsque Robot Police a été sélectionné pour faire partie des manuels scolaires au lycée. La Japanese Epilepsy Association (JEA) a alors adressé une lettre de protestation à l’éditeur, prétendant que cela ne ferait que propager de l’incompréhension et du préjudice envers les épileptiques. Tsutsui ayant lui-même la faculté de déceler du méta partout, il a perçu d’autant plus mal cet épisode que cela lui remémorait la société future décrite dans cette même œuvre, où même les pensées inconscientes sont criminalisées et où tous les suspects doivent se livrer d’eux-mêmes aux autorités. Même si au final, Robot Police est resté dans les manuels, Tsutsui, particulièrement déçu de la manière dont la presse avait relaté l’épisode, a décidé de ne plus rien imprimer, de « rompre la déclaration du pinceau » (dampitsu sengen). Il disait alors :
To keep not writing is for me the way to express myself literally.
Inutile de mentionner que sa notoriété n’en a que grossi ; en fait, un livre d’essais à propos de la controverse s’est même mieux vendu que Paprika et Tsutsui s’était amusé à dire qu’il risquait d’être traité de profiteur. 3 ans plus tard, il s’est remis à publier des travaux sur sa page Web, et a renoué avec l’impression en 1997.
Je tenais à vous faire part de cet auteur quasiment inconnu hors Japon4 aux travaux d’une clarté et d’une richesse rare ; je ne connaissais rien à la critique littéraire, mais Les Cours particuliers du professeur Tadano ne nécessite pas de prérequis ; on sent d’ailleurs que Tsutsui a apprécié les écrits de Roland Barthes qui me semble-t-il est aussi connu pour sa capacité à s’adresser à tous.
Joyeux anniversaire !
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Il dit lui-même qu’il n’est pas le précurseur de ce genre et cite les romanciers britanniques Samuel Richardson et Charles Dickens. ↩
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Pas tant que ça, en fait. ↩
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Il se trouve que contrairement aux États-Unis et dans la plupart des pays de l’Europe occidentale, il est formellement interdit d’attribuer un permis de conduire à une personne épileptique au Japon. ↩
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Pourtant, il semble avoir été nommé Chevalier de l’ordre des arts et des lettres, mais impossible de trouver cette info ailleurs que sur Wikipédia JP. ↩